Yapou, bétail humain, roman-fleuve philosophico-politique et fresque postmoderne, est l’un des textes les plus extraordinaires qui soient.
Ce projet monumental, déployé sur 49 chapitres écrits à partir des années 1950 et sur presque un demi-siècle, constitue une satire grinçante du Japon impérialiste, désillusionné par sa reddition sans condition en 1945.
Le roman offre le récit des aventures de Clara,allemande, et de son fiancé japonais, Rinichiro, après la chute, au XXe siècle, d’un OVNI venu du futur. Le vaisseau spatial provient du 40e siècle et d’un empire nommé EHS. Règne sur cet empire une ségrégation raciale et sexiste, fondée sur la « chaîne tricolore » (Blanc, Noir, Jaune). Cet univers, dominé par une noblesse blanche d’origine anglo-saxonne, est régi par les femmes, qui commandent leurs hommes appelés fems, leur font porter ceinture dechasteté et subir mille outrages. Les hommes (Blancs) s’occupent des enfants et de culture, ils sont coquets et efféminés. Les yapouneries, grâce aux Yapombs, mères porteuses yapoues, ont délivré les Blanches de la grossesse et de l’enfantement. Les « Noirs » sont des esclaves, des « demi-êtres humains » qui disposent en conséquence de « demi-droits de l’homme ».
Les « Jaunes » sont des Yapous, descendants des Japonais — ils n’appartiennent plus à l’espèce humaine. En effet, à la suite d’une troisième guerre mondiale et d’une épidémie ravageuse, à l’époque dégénérés car empoisonnés au riz radioactif: une élite blanche émigra alors sur Terra Nova et fonda EHS. Les Yapous sont donc des pièces de bétail voués à idolâtrer les Blancs (leur religion est l’Albinisme) et à satisfaire les besoins des Blanches. Ils forment un incroyable bestiaire : meubles télépathes, setteens ayant rendu inutile l’usage des toilettes, cunnilingers ou penilingers, midgets (Yapous réduits au 50e), pygmées (Yapous réduits au 12e), scrapets (Yapous microscopiques) ; pygmées de table ; aéropygmées ; Yapous amphibie; baignoires viandeuses ; chaussées mouvantes ; poukies (paires de skis viandeuses de la famille des pygmées patineurs); pangels (variété de bétail volant), etc. Le fil conducteur du récit suit le retournement de la relation Clara-Rinichiro, les amoureux devenant une « maîtresse » et son « animal » domestique. Le 49e et dernier chapitre présente la « reddition sans condition » de Rin, devenu Tevin 1267. Le récit n’aura couvert qu’une trentaine d’heures.
Cette dystopie délirante joue tout autant avec les codes de la littérature du XVIIIe siècle (Swift, Sade, Sterne, Montesquieu) qu’avec une multitude de registres littéraires, diatribes philosophiques, feinte érudition en notes de bas de page, scientisme fantasque, textes de lois, étymologie, citations, renvois et constantes adresses au lecteur.
Yapou, bétail humain décrit un monde total et totalitaire, traversé par un humour noir et grinçant, où tout, de l’organisation sociale aux gadgets technologiques, en passant par le système philosophique et idéologique, est scrupuleusement répertorié avec une maniaquerie aussi cruelle que drôle.
Grand texte du masochisme, roman hanté par les notions d’impérialisme, de suprématie raciale, d’eugénisme, de domination en tout genre, Yapou, bétail humain est un roman authentiquement subversif qui, renversant toutes les valeurs, fait son miel des atrocités de l’Histoire.
Yapou, bétail humain est le plus grand roman idéologique qu’un Japonais ait écrit après-guerre. Ce que j’admire dans ce roman, c’est qu’il apporte la preuve que le monde change. L’une des prémisses de ce qu’on appelle le masochisme est que l’humiliation est une jouissance; à partir de là quelque chose est possible. Et quand ça se réalise, ça prend la forme d’un système qui fi nit par recouvrir le monde entier. Plus personne ne peut alors résister à ce sytème théorique. Et tout finit par y être englobé, la politique, la littérature, la morale.
Ce roman parle de cette terreur.Yukio Mishima
Shozo Numa a rédigé plusieurs présentations aux différentes éditions japonaises de Yapou, dans lesquelles il témoigne notamment de son expérience de prisonnier pendant la Deuxième Guerre mondiale ou de l’humiliation infligée au Japon. Nous les reproduisons en fin d’ouvrage.
Sylvain Cardonnel a écrit pour cette édition une postface inédite qui offre des clés de lecture